Kunihiko Moriguchi, révolution textile

Pour tous les amoureux du kimono, l’événement incontournable de cette fin d’année est certainement l’exposition organisée par la Maison de la Culture du Japon à Paris intitulée : « Kunihiko Moriguchi – Vers un ordre caché », rendant hommage au travail de ce maître de la teinture yûzen.

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Kunihiko Moriguchi (crédit photo: Marc Petitjean)

Si Kunihiko Moriguchi avait déjà donné une conférence autour de la problématique « innover dans la tradition »à la MCJP en 2015, c’est en revanche la première fois que lui est consacré une exposition d’une telle ampleur en France, retraçant cinquante ans de créations. En effet, « Vers un ordre caché » réunit un ensemble exceptionnel de pièces uniques composé de vingt-six kimonos, allant du premier qu’il a créé en 1967 à celui tout spécialement conçu pour cet événement. Seront également visibles onze de ses peintures. A la fois subtiles et rigoureuses, ces œuvres sur papier japonais sont réalisées avec la technique de la teinture yûzen, et rendent compte à merveille d’une quête inassouvie de perfection. Enfin vous pourrez admirer certaines de ses créations touchant aussi bien les domaines du design que des arts appliqués, à l’image de ses collaborations avec les grands magasins Mitsukoshi ou la Manufacture nationale de Sèvres, témoignant brillamment qu’il parvient à appliquer également ses recherches graphiques à des supports incarnant la vie quotidienne, tel que sacs de course et autres tasses à café.

La force du travail de Kunihiko Moriguchi est de nous inviter à rechercher un « ordre caché », au travers des structures géométriques qu’il crée dans ses œuvres, intimement inspirées par le cycle naturel.

Né en 1941, Kunihiko Moriguchi est le fils d’un illustre représentant le la teinture yûzen élevé au rang de Trésor National Vivant en 1967 : Kako Moriguchi. Il passe son enfance à Kyoto, où il étudie le nihonga (peinture traditionnelle japonaise) dans la prestigieuse Université des Arts de Kyoto, d’où il sortira diplômé en 1963. Refusant cependant de succéder à son père, à tout juste 22 ans il part s’expatrier en France afin d’entrer à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs. Cela fera de lui le tout premier étudiant boursier japonais du gouvernement français. Il sortira troisième de sa promotion en 1966.

Le peintre Balthus lui donnera l’impulsion de retourner au Japon, à la recherche de son héritage artistique et spirituel.

Durant ses années françaises, alors qu’il se rêve designer graphique il se liera d’amitié avec le critique Gaëtan Picon et le peintre Balthus. Ce dernier aura une grande influence sur le cours de sa vie : alors que Moriguchi termine ses études aux Arts Décoratifs, ne se sentant pas prêt à retourner chez lui, il sera invité par Balthus, alors directeur de l’Académie de France à Rome, à devenir pensionnaire à la Villa Médicis. Durant son séjour italien, Balhtus, tel un maître spirituel, lui fera prendre conscience de l’importance de la transmission, en lui déclarant: « tu dois trouver ton chemin dans ton pays ». Ceci finira de convaincre Moriguchi de rentrer au Japon à la fin de l’année 1966, afin de se consacrer à cette technique tricentenaire réservée aux kimonos d’apparat qu’est le yûzen.

A Kyoto, il apprend dans l’atelier de son père aux coté des apprentis. Dès lors il se retrouvera confronté à la discipline et la vie communautaire propre à l’artisanat japonais.

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Croisillons, 1993, The National Museum of Modern Art, Tokyo / 黄唐茶格子文 1993 東京国立近代美術館|_@_|

Ces années d’apprentissages sont aussi des années marquées par le doute et la pression d’être le fils d’un virtuose qu’il craint de ne pouvoir égaler, comme il le lui déclarera lors qu’un voyage à Tokyo : « Si je te succédais, je ne serais jamais à la hauteur et tu regretteras de m’avoir choisi« . Ce à quoi son père lui répondra magnifiquement: « Compare mon travail à celui de mon maître : je m’en suis écarté. Il n’y a pas de filiation dans la création« . Une phrase prononcée comme une autorisation, l’incitant à trouver sa propre voie malgré le poids de la tradition et de la responsabilité qui est propre à ceux qui manient les techniques ancestrales.

Moriguchi réinvente le kimono, et va s’évertuer à casser les codes traditionnels.

Moriguchi se met alors à travailler seul dans l’atelier familial jusqu’à ce qu’il trouve son style avec un premier kimono créé en 1967, sous les yeux admiratifs des apprentis de son père. Un vêtement cassant les codes et les canons traditionnels propres au yûzen, où s’affirme un style très personnel mêlant formes géométriques et abstraites. On y retrouve aussi les processus de fabrication ancestraux exigés par la technique même de la teinture yûzen. Dès lors, l’artiste passera sa vie à réinventer à l’infini cette forme simple qu’est le kimono.

L’audace dont fait preuve Moriguchi, en apposant des formes contemporaines directement inspirées par les arts graphiques occidentaux à la structure immuable du kimono, réinvente totalement ce vêtement ancestral, et c’est précisément ce qui séduira le public à travers le monde.

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(crédit photo: Marc Petitjean)

Cela lui vaudra de décrocher de nombreuses récompenses et distinctions tout au long de sa carrière. En 1973, il obtient le Prix Asahi Shimbun lors de la 20e exposition des arts traditionnels du Japon. Puis en 1992, celui des Beaux-Arts du Ministère de l’Éducation du Japon. Avant de recevoir en 2001 la médaille d’honneur au ruban pourpre, puis d’être tout comme son père désigné à son tour « Trésor national vivant » en 2007.

Ses kimonos connaissent aujourd’hui un véritable succès et sont acquis aussi bien par les plus hautes personnalités et les musées de son pays qu’à l’étranger (le Victoria and Albert Museum à Londres, le Metropolitan Museum of Art à New York, le LACMA à Los Angeles…).

La technique yûzen

Cette technique de teinture sur tissu voit le jour au milieu du 17e siècle, alors que les fabricants de kimono commencent à créer des kosode (kimono à manches courtes), ornés de motifs inspirés du très populaire peintre et fabriquant d’éventails Miyazaki Yûzen.

Pureté du matin, 1979, Collection particulière / 青晨 1979 個人所蔵 (crédit : MCJP)

Cette technique permet de créer des motifs colorés, ainsi que de superposer plusieurs couleurs. Elle rencontre immédiatement son succès, notamment dans la préfecture de Kyoto dont elle est originaire.

Si les étapes menant à la réalisation complète de la teinture du kimono sont complexes et se sont diversifiées au fil du temps, les principes de base, eux, sont restés immuables, exigeant une grande précision et beaucoup de patience.

  • On commence tout d’abord par réaliser le tracé du motif sur le kimono avec une teinture lavable.
  • Le kimono est ensuite décousu, puis les bandes de tissu sont étirées sur des baguettes de bambou, afin d’appliquer un filet de pâte de riz sur les contours du dessin et de colorer l’intérieur des motifs avec une petite brosse.
  • Ces parties colorées sont ensuite recouvertes également de pâte de riz, afin de les protéger de la couleur de fond qui va être appliquée. (La pâte de riz est également appliquée sur les parties qui doivent rester blanches.)
  • Le tissu est ensuite passé à la vapeur à 100° C pour fixer les teintures.
  • Pour finir on enlève la pâte de riz à la brosse, après l’avoir ramollie dans un bac d’eau.

Moriguchi et le yûzen

C’est à l’âge de 28 ans que Moriguchi se fait connaitre grâce à un kimono nommé senka, dont le design se compose d’hexagones reliés entre eux par des zigzags. Grâce à l’augmentation de l’épaisseur du trait, l’artiste parvient à créer un effet d’optique. Une idée originale qu’il ne cessera de développer tout au long de sa vie à travers ses différentes œuvres.

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Kunihiko Moriguchi (crédit photo: Marc Petitjean)

Son style se caractérise par des motifs géométriques déployés en un mouvement dynamique avec l’apport d’un effet moucheté produit par le saupoudrage de pâte de riz (maki nori). Cette manière novatrice d’aborder le kimono ne perd pas de vue sa finalité : loin d’être une toile, celui-ci se plie, s’ajuste et se sculpte autour du corps féminin pour le mettre en valeur et en souligner la sensualité.

Kunihiko Moriguchi déclarera même à propos de son art : « Dans la confection d’un kimono, on est tour à tour peintre, teinturier, sculpteur façonnant le corps de la femme. Mais aussi cinéaste quand le kimono est emporté par le mouvement de celle-ci. Un kimono n’est qu’un simple objet. Mais, quand il est porté, le dessin s’anime, la dynamique du corps le transfigure. Les motifs s’étirent et se contractent. Souvent, je suis moi-même surpris du résultat ».

Bien que ses dessins diffèrent des motifs traditionnels de faune et de flore, Kunihiko Moriguchi trouve son inspiration dans la nature, et compare son travail à un jardin bien entretenu. Le rythme et l’ordre y sont essentiels, et c’est à travers le rythme tranquille de la vie quotidienne qu’il puise l’équilibre de son art.

Documentaire « Trésor Vivant »

Pour ceux qui souhaiteraient en apprendre d’avantage sur Kunihiko Moriguchi, je vous invite à visionner le reportage de Marc Petitjean, qui sera diffusé le Jeudi 1er décembre à 18h30 à la MCJP.

Ce film, qui a été réalisé en 2011 à Kyoto, nous plonge en en immersion totale dans la famille de l’artiste. En suivant son quotidien, nous découvrons peu à peu le processus créatif de l’artiste. Mais bien au-delà d’un reportage sur l’oeuvre de Moriguchi, ce documentaire nous invite à nous interroger sur la question de l’héritage et de la transmission, ainsi que sur la survie des valeurs traditionnelles dans une société en pleine mutation.

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Aube, 1974, Collection particulière / 曙 1974 個人所蔵 (crédit : MCJP)

Rappelons qu’au Japon le titre de « trésor national vivant » (qui fut créé dans les années 1950, afin de préserver les arts et techniques traditionnelles menacées par les bouleversements sociaux de l’après guerre sous l’occupation américaine et par l’apparition des technologies modernes) est attribué à une personne reconnue comme dépositaire d’une technique traditionnelle à préserver. Ce « trésor national vivant » a donc pour mission non seulement de perpétuer ce savoir-faire identitaire, et de former des disciples pour assurer une continuité artistique, mais également de l’enrichir afin qu’il trouve sa place dans la société actuelle. Il s’agit donc d’une grande responsabilité à la fois individuelle et collective.

Voici donc une magnifique exposition à visiter pour en découvrir un peu plus sur l’un des rares maîtres de la teinture yûzen, qui a dévoué sa vie à réinventer et moderniser le kimono. Et qui, à 75 ans et malgré plus de cinquante années de création à son actif, n’a rien perdu de son enthousiasme et de sa passion, et de surcroît a su garder toute sa chaleureuse simplicité.

– Ophélie Camélia


Pour en savoir plus :

Kunihiko Moriguchi -« Vers un ordre Caché »
du 16 Novembre au 17 Décembre 2016

Horaires de visites: du Mardi au Samedi de 12h à 20h
Lieu: Maison de la Culture du Japon à Paris
101 bis, quai Branly – 75015 Paris
Tél: 01.44.37.95.01
Site: http://www.mcjp.fr/

Projection: « Trésor Vivant » de Marc Petitjean
Jeudi 1er Décembre 2016 à 18h30
Réservation: Mcjp

Jess Grinneiser

Rédacteur en chef

Visiteur régulier de l'Asie orientale depuis plus de 15 ans, Jess cherche avant tout à découvrir ce qui lie les cultures entre elles. Gastronomie, artisanat, pop culture... et thé, autant de domaines qui le passionnent et qu'il souhaite partager avec le plus grand nombre.

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