Shibari chronicles ep. 1 : Kitiza, modèle


Première partie de notre série d’interview et d’articles sur la culture shibari – l’art d’encorder les corps et les esprits. Aujourd’hui, Kitiza, modèle français, pratiquant depuis juin 2015, nous parle de ses expériences.

Je suis venue au shibari par passion pour la culture nippone, et non pas par le BDSM. Comme toutes les personnes de ma génération, j’ai commencé à être attirée par la pop culture japonaise – dessins-animés, manga, etc. J’ai pratiqué la langue japonaise pendant deux ans, j’ai voyagé là-bas. Ce qui m’attire en premier, dans cette culture, c’est l’esthétique, l’art de vivre, la gestuelle… Et cette passion continue aujourd’hui encore à m’habiter.

Photo : Alex DirtyVonP.

Ca fait longtemps que j’aime le shibari, environ une dizaine d’années. Tout a commencé par les estampes de Yoshitoshi, et puis aussi le bondage américain. Mais c’est le côté oriental, beaucoup plus introspectif, que je préfère. Le bondage américain reste pour moi assez primaire, au niveau psychologique. Le shibari japonais – et c’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le style Naka ryu, un style que j’aime particulièrement – c’est le fait d’aller chercher des émotions au plus profond de soi. Il y a une connexion non verbale qui se crée avec l’attacheur. C’est pourquoi je ne me fais attacher que par une, deux personnes, en général ; je veux vraiment creuser cette relation si particulière. Mais c’est dû à ma nature. D’autres modèles n’hésitent pas à multiplier les attacheurs. Ce n’est pas mon cas ; j’aurais peur de perdre ce fil conducteur qui me lie à eux. C’est comme une histoire d’amour. Et si je ne trouvais personne qui partage cette espèce d’énergie, je préférerais ne pas faire de cordes. J’arrêterais définitivement. C’est sûr.

Pratiquer le shibari, c’est avoir la chance de faire tomber le masque, de pouvoir lâche prise.

On a aussi cette chance, nous autres pratiquants, de pouvoir faire tomber le masque, et ça c’est super ! Les Japonais ont cette culture du masque, à travers le Nô, par exemple, mais aussi socialement. Les filles sont toutes « masquées », au Japon, elles se cachent derrière leurs masques chirurgicaux, elles sont hyper maquillées… Pour une fois, grâce au shibari, elles peuvent faire tomber le masque – elles se libèrent.

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Le corps en suspension, comme détaché du temps et de l’espace. Photo : Alex DirtyVonP.

Le style sur lequel je me concentre majoritairement, le Naka ryu, travaille beaucoup sur la connexion, le kokoro, le cœur. Le maître, Akira Naka, va chercher à faire ressurgir les émotions, de belles émotions, qu’elles soient tristes, douloureuses, peu importe, avec une esthétique du corps, mais surtout un lâcher prise. Ce mot, « lâcher prise », je crois que je l’entends tous les jours dans les médias, en ce moment. C’est peut-être aussi pour ça que le shibari est en train de devenir populaire. Je suis pratiquante depuis juin 2015, et je pensais que je lâcherais prise rapidement. Mais au fur et à mesure des séances, je m’aperçois que non. Même si je « pars » assez vite, malgré des réactions très animales, je ne suis pas dans le lâcher prise total.

Se connecter à l’autre, lui faire entièrement confiance, puis se désincarner pour se réincarner.

Et plus les sessions s’enchaînent, moins je suis résistante à ce lâcher prise. Maintenant, le bruit de la première corde qui tombe sur le sol réussit à me faire « partir ». La connexion se crée déjà. Je commence à basculer. Et puis, étrangement, je ne me souviens jamais de ce qui s’est passé durant la séance. Que j’aie les yeux ouverts ou bandés, c’est pareil. C’est comme une transe. Je me désincarne pour me réincarner. Je ne contrôle rien, et je dois faire confiance à quelqu’un qui me tient dans ses cordes.

Contrairement à la danse pratiquée de manière intense, on ne lutte pas contre la douleur : ici, on embrasse sa douleur, on la laisse passer en soi. Si je luttais contre la douleur, j’aurais mal, et je ne suis pas masochiste ! Je n’aime pas avoir mal. Mais la douleur qu’on ressent dans les cordes, c’est de la « bonne douleur », qui mène quelque part. C’est comme le second souffle des coureurs de fond, le moment où les endorphines prennent le pas.

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Photo : Alex DirtyVonP.

Cela dépend des personnes, mais cette énergie particulière, elle peut être érotique aussi. C’est ce type d’énergie que j’ai en moi, plus qu’une énergie triste, qui pourrait me donner envie de pleurer. Les Japonais vont travailler sur tout une gamme de sentiments : la honte, la peur, le stress, l’humiliation… là où les Américains vont être plus dans le show. Ils veulent créer une jolie sculpture sans intention. Chacun son école ! Les Japonais commencent d’ailleurs à s’y mettre aussi, à part les puristes. Ils se produisent en discothèque, ils n’ont pas d’émotions, ils font semblant. Le Naka ryu demande une vraie rigueur : les premières cordes sont très difficiles à tenir, pour la modèle. C’est très contraignant, pas du tout confortable. Un jour, avec un attacheur, on a voulu tester quelque chose. Il m’a laissée sur un harnais de poitrine pendant une demi-heure. C’est très dur ! (rires) Et là j’ai vraiment commencé à « partir » et à pleurer. Pas besoin de suspension, c’était incroyable. C’était très fort. C’est une chance qu’on a de pouvoir laisser tomber le masque de la sorte. C’est une chance de pouvoir être vraiment soi. À 1000 % ! Notre société fait qu’on ne peut plus faire confiance à l’autre ; c’est comme ça. Et là, je pourrais me jeter dans le vide avec mon attacheur, et je n’aurais pas peur. C’est rare.

Photo : Alex DirtyVonP.

Il y aussi, je trouve, un rapport fétichiste à l’objet, à la corde. La corde est sacrée, au Japon, on la retrouve dans les temples, elle entoure les arbres, les corps vêtus d’un kimono… Mais cela suppose un apprentissage. Une personne qui commencerait le shibari aujourd’hui n’aurait pas ce rapport à l’objet. Tout ça évolue. Moi, j’ai évolué. Quelque part, ce qui se passe durant les séances m’a fait aussi changer. Je suis peut-être un peu plus « cash ». Le lâcher prise vient plus facilement parce que je me reconnecte plus facilement à moi – et au couple que nous formons dans les cordes, avec l’attacheur. Mais ce n’est pas un couple au sens où on l’entend habituellement ; pour moi, c’est comme un partenaire de danse, de tango. On se développe ensemble.

Quand je suis dans les cordes, je ne cherche pas l’esthétique, tout comme dans la danse butoh. Le corps se met en danger.

Au début, je percevais le shibari sous l’angle artistique, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ou alors, ce serait l’art de créer des émotions. A la base, je viens de la danse contemporaine, j’en ai fait pendant quinze ans. Et depuis près de dix ans, je suis attirée par la danse butoh, qui est née des horreurs d’Hiroshima. Pour moi, il y a une comparaison avec le shibari. C’est pas Disneyland (rires). Les danseurs grimacent, ça parle de douleur, c’est inquiétant. Et on met son corps en danger. On ne cherche pas le « joli ».

Je ne cherche pas être « jolie » dans les cordes. Pas du tout. Mon corps s’exprime, il « parle » à l’attacheur et va l’inspirer. Comme dans la danse, avec une épaule, un pied, une hanche qui va bouger un peu… en fait, c’est ce que j’attendais sans le savoir (rires).

Interview réalisée à la Place des Cordes, Paris.

Jess Grinneiser

Rédacteur en chef

Visiteur régulier de l'Asie orientale depuis plus de 15 ans, Jess cherche avant tout à découvrir ce qui lie les cultures entre elles. Gastronomie, artisanat, pop culture... et thé, autant de domaines qui le passionnent et qu'il souhaite partager avec le plus grand nombre.

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