Tohibiki, l’écho lointain de l’irezumi

Bonjour Tohibiki-sensei. Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer en quoi consiste votre métier ?

Je m’appelle Tohibiki, et je porte le titre de horishi – artisan tatoueur pratiquant la technique traditionnelle dite « tebori« . Il en existe plusieurs styles, dont deux plus répandus. Le premier consiste à appuyer le bâtonnet sur le pouce et à tendre la peau avec la main. Le second style, que Shakki et moi employons, utilise le bâtonnet comme un pinceau. C’est la technique employée par l’école Shamisen bori du maître Nakamura Toshikazu.

Mon nom, Tohibiki, peut se traduire par « écho lointain » et désigne le son produit par les aiguilles au contact de la peau. En tant que tatoueur, j’ai le sentiment étrange que lorsque je peins la peau d’un client, mes aiguilles vont percer en même temps celle du dragon, de la divinité ou du personnage historique que je reproduis. Cette mise en correspondance de deux peaux qui ne font plus qu’une me fascine. Le terme d' »écho lointain » ne fait plus uniquement référence au son de mon outil, mais au murmure de l’âme du client et du symbole qu’il porte ; de leur amalgame.

Pouvez-vous nous décrire votre parcours et nous expliquer ce qui vous a amené au tatouage, et plus particulièrement au tatouage traditionnel japonais ?

Je possède une culture essentiellement japonaise. Depuis ma plus tendre enfance, les personnages tatoués du Suikoden (Ndlr : aussi appelé Au bord de l’eau, un roman chinois du XIVe siècle) me fascinent. Je les ai beaucoup dessinés, et ai imaginé des aventures où ils évoluaient. Je suppose que ces vieux camarades de jeu ont exercé sur moi une influence toute particulière.

Comment vient-on se faire tatouer dans votre atelier ? Suivez-vous les demandes des clients ou ceux-ci vous laissent-ils carte blanche ?

A ma connaissance, il existe quatre méthodes permettant d’aborder un irezumi – le tatouage traditionnel japonais. La plus ancienne consiste à laisser une liberté absolue à son horishi. Cette méthode pour le moins intimidante (le choix du symbole, purement instinctif, revenant au maître tatoueur) assure un travail de grande qualité en terme de composition, de rapport associatif, de mouvement… puisque l’artisan est libre de son geste.

La seconde méthode se caractérise par un libre échange. Le client souhaitant par exemple un nukibori (pièce dorsale débordant jusqu’aux fesses et dépourvue de lisière) sur le thème du dragon aura simplement à entendre les suggestions de son horishi qui tiendra compte de critères comme la morphologie du client, ainsi que la dimension symbolique du dragon lui-même. En d’autres termes, ce que porter un dragon signifie. Ce dernier point est important, car à mon avis, en irezumi, on ne porte pas l’image d’une entité, mais bel et bien l’entité elle-même.

La troisième méthode se définit par une harmonisation, une compensation d’ordre symbolique. Ainsi, si vous êtes une personne impulsive, votre horishi pourra vous suggérer un archétype invoquant sérénité et calme intérieur. Au contraire, si vous êtes une personne inhibée, timide, effacée, et que ces traits de caractère vous gênent, l’artisan tatoueur vous proposera un symbole agressif.

La dernière méthode consiste à proposer à son horishi un dessin ou une estampe japonaise. L’artisan tatoueur traduira alors ce matériel pour les besoins de l’irezumi – des besoins d’ordre esthétique, mais aussi qui prennent en compte le vieillissement de la peau, ou l’association de divers symboles. Par exemple, associer Kiyohime, la femme-serpent, à la fleur de cerisier, serait un contre-sens. En effet, on dit que le serpent hiberne durant la floraison des sakura. Ainsi, représenter un serpent entouré de fleurs de cerisiers serait comme vouloir forcer ce premier à interrompre son repos. Tout cela pour dire qu’il existe des règles de composition de l’irezumi bien définies. Malgré tout, on remarque encore chez certains tatoueurs des fautes de construction et des contresens.

J’imagine que vos sessions de tatouage durent bien plus longtemps que si vous utilisiez un outil électrique. Du coup, quel est votre rapport au temps ? La relation avec le client s’en trouve-t-elle changée ?

Notre clientèle est à la fois asiatique et occidentale. Avec cette dernière, on aurait pu imaginer que le temps long de l’irezumi serait considéré comme une contrainte – en effet, la technique demande plus de temps d’exécution. En réalité, les personnes qui nous contactent sont passionnées par la culture nippone, et chez elles, cette notion de temps n’est pas perçue comme une contrainte mais bien souvent comme un avantage. Le temps, dans l’artisanat japonais, est célébré – comme le veut le terme sabi du concept de wabi-sabi. Je pourrais ainsi, par exemple, vous parler dans le détail de chacun de mes clients. Et ils pourraient de même vous parler de moi. Nous devons ce privilège au temps que nous avons partagé ensemble.

La plupart des personnes qui se tournent vers nous sont sensibles au fait que nous travaillions sans jamais utiliser de machine électrique. En effet, beaucoup de tatoueurs, y compris de grands noms, réalisent le tracé des lignes au dermographe. Pour ma part, je préfère ne compter que sur ma propre énergie. Il y a quelque chose de très stimulant à se dire que nous travaillons de la même façon que durant la période Edo.

Quand je vois votre travail, je vois surtout un remarquable hommage à l’estampe. Quelle est l’influence de l’art japonais sur votre métier ? Etes-vous d’avantage influencé par des peintres ou par des tatoueurs ?

Un tatouage japonais est dit « traditionnel » lorsqu’il remplit ces deux conditions : l’emploi de la technique du tebori, et le respect des archétypes culturels nippons – allant des mythes fondateurs aux contes locaux. Alors il est vrai que la plupart des horishi s’appuient sur la gravure et son langage graphique, son iconographie. Mais l’univers de l’ukiyo-e (signifiant « images du monde flottant ») ne se limite pas à la gravure d’estampes et peut s’étendre aussi à la peinture. Ainsi, un tatoueur peut recopier des estampes toute sa carrière durant, mais il peut tout aussi bien décider de dessiner les thèmes inhérents à l’irezumi. Cette dernière façon de faire est moins répandue, mais elle n’est pour autant pas moins remarquable – je pense notamment aux travaux de l’artiste Bonten Tarô. Shakki et moi appartenons à ce second groupe.

Ce qui m’a interpelée, c’est la grand présence de créatures surnaturelles (yôkai) dans votre travail. Qu’est-ce qui vous a amené à les faire apparaître ainsi ?

On peut aisément remarquer dans nos tatouages l’influence du grand illustrateur Kawanabe Kyôsai, que nous considérons comme notre maître à penser. Celui-ci avait un intérêt tout particulier pour les yôkai, et nous suivons ses pas. Peut-être notre clientèle l’a-t-elle ressenti, et s’adresse-t-elle à nous pour des projets qui vont dans ce sens ? Un de nos clients nous a surnommés « les tatoueurs de yôkai » (le double sens de l’expression est très amusant), et un autre « les démons de l’irezumi« . J’ignore jusqu’à quel point nous méritons ces surnoms, mais je dois avouer qu’ils me plaisent.

Pour conclure, pourquoi, en tant que Français, avez-vous d’appliquer ces techniques japonaises avec autant de rigueur ?

A mes yeux, un des grands avantages de l’artisanat, c’est qu’il offre au créateur un statut qui dépasse des notions telles que la nationalité. Je me considère comme horishi avant tout, ni français, ni japonais. L’amour, la passion, la rigueur appliqués à mon travail le sont au seul service de l’art de l’irezumi.

– Klara Onuki

Jess Grinneiser

Rédacteur en chef

Visiteur régulier de l'Asie orientale depuis plus de 15 ans, Jess cherche avant tout à découvrir ce qui lie les cultures entre elles. Gastronomie, artisanat, pop culture... et thé, autant de domaines qui le passionnent et qu'il souhaite partager avec le plus grand nombre.